LE DÉBUT DES PROBLÈMES, DES MASSACRES À LA DÉPORTATION

Lecteurs, lectrices,

Aujourd’hui je vais vous décrire la fin de l’indépendance et l’arrivée en France de mon grand-père. En ouvrant son journal avec la présence de mon oncle à la date du 19 mars 1962, jour du cessez-le-feu, je lis le récit de son désarmement.

« J’ai toujours gardé en tête, les jours où le moral n’était pas au rendez-vous, les paroles du Premier Ministre, Michel Debré « La France ne peut pas abandonner l’Algérie. La France ne doit pas l’abandonner et ne l’abandonnera pas ». Pourtant aujourd’hui, la France a brisé sa promesse. Depuis longtemps nous sentions que le Général de Gaulle n’était pas entièrement favorable à la présence de nos troupes harkis dans l’armée. Ainsi, en entendant furtivement les récits de mes camarades français, il aurait dit : « Il faut se débarrasser de ce magma d’auxiliaires qui n’a servi à rien » ou encore « Si tous les Arabes et les Berbères d’Algérie étaient considérés comme Français, comment les empêcherait-on de venir s’installer en métropole alors que le niveau de vie y est tellement plus élevé ? Mon village ne s'appellerait plus Colombey-les-Deux-Églises, mais Colombey-les-Deux-Mosquées ! ». Ces récits m’ont d’abord étonné de la part d’un chef d’état, dans lequel nous avions en plus placé toute notre confiance, puis je me suis rappelé plus tard les paroles de mon frère lors de son départ. Je tentais tant bien que mal de me défaire de cette idée et de me concentrer sur mon rôle, d’oublier les conseils de Farid et d’avancer. Aujourd’hui, notre nouvel officier nous a réunis dans l’endroit consacré aux regroupements de la base pour nous faire un discours. Il nous a tenu des propos portant sur nos qualités, notre grande utilité pour l’armée française et sur le fait que la France nous soutiendra toujours, ne nous laisserait pas tomber. Il conclut vingt minutes après en nous souhaitant bonne chance et nous annonçant que nous étions libres. Abasourdis et sous le coup de l’incompréhension, un long silence accompagna le départ de l’officier. Nous retournant, nous aperçûmes les soldats français s’échappant du campement avec nos armes. Certains harkis, ayant compris plus tôt tentèrent de suivre les voitures en courant, criant de colère. D’autres s’effondrèrent par terre de panique, quant au reste, ils restaient immobiles, encore sous le choc. Je faisais partie de ces derniers. Ne sachant quoi faire, la première chose était de récupérer nos affaires dans le campement. Nous le firent tous ensemble, dans un silence qui restera à jamais gravé dans ma mémoire, perdus et bouleversés. On pouvait apercevoir des larmes couler sur les joues de Karim, le plus sensible de nous tous. Vingt minutes après, un tiers de la harka était massacrée par les armes du FLN. Quarante minutes suffirent à anéantir les espoirs et la vie de ceux qui furent mes amis au service de la France pendant presque quatre années. Quarante minutes qui, je le savais déjà, allaient changer ma vie à tout jamais. Par chance, j’ai contourné la forêt où beaucoup de mes camarades se sont engagés et où se cachaient les fellaghas à l’affût. Entendant les cris de douleur, je me cachai dans une autre partie plus lointaine pendant près de trois heures jusqu’à ce que les bruits de tortures se taisent. En sortant de ma cachette après avoir retiré mes habits militaires et remis mes vêtements civils pour limiter les risques, je vis l’horreur. J’en fus tout d’abord malade, ne pouvant supporter la vue de ces corps que je voyais animés par les rires le matin même. J’aperçus d’abord deux de mes amis enterrés vivants, excepté leurs tête qui avait été recouverte de miel pour être dévoré par abeilles et mouches, leur agonie avait dû être lente et cruelle… Plus loin, quatre harkis avaient été ébouillantés, je ne reconnaissais même plus leurs visages. Le pire était à venir : certains avaient été pendus nus, portaient des traces de coup de pelles et on avait émasculé trois d’entre eux. Plus loin, je découvris Karim à qui on avait coupé les doigts de la main droite et frappé. Je m’approchais de lui, quand j’entendis tout d'un coup des gémissements. Karim était vivant. Il était très mal en point, mais il était vivant. Je le redressai et le prit dans mes bras, l’enlaçant pendant quelques minutes sans bruit. Autour de nous planait l’odeur de la mort et de l’abandon. Karim, difficilement, m’annonça qu’une dizaine de gars avaient été emmenés par les fellaghas et qu’il avait fait semblant d’être mort pour échapper à de plus amples tortures. De peur d’un retour du FLN sur le lieu du massacre, nous avons marché vers ma cachette dans la forêt et nous nous sommes accrochés en haut d’un arbre et attachés pour pouvoir dormir sans perdre l’équilibre et sans attirer l’attention. J’écris maintenant du haut de cet arbre, il est à peu près six heures du soir, j’ai peur et la mort me guette sous les traits de mes semblables algériens. »

Sous le choc, mon oncle et moi arrêtons la lecture. Je ne pensais pas que les massacres étaient d’une telle cruauté… Et ces officiers, ils savaient que s’ils partaient, les harkis seraient livrés aux mains des fellaghas !

« On resta en tout environ deux mois à nous cacher dans la forêt et Karim se remettait peu à peu de ses blessures. Plusieurs fois, le FLN avait fait des rondes, mais nous nous cachions dans les arbres pour qu’ils ne puissent pas nous trouver. Dans la nuit du 20 mai vers une heure du matin, on décida de rentrer au bled. On entreprit donc une marche d’une dizaine de kilomètres, heureux de retrouver enfin nos familles. La marche dura à peu près cinq heures. Lorsque nous traversions des villages, la peur était au rendez-vous. On était à l’affut du moindre bruit, de la moindre lumière et nous avions plus que conscience que nous faisions ce voyage au péril de notre vie…Vers six heures donc, nous arrivâmes au bled. Il avait d’ailleurs bien changé et nous sentions dans l’air la puissance du FLN, apercevant quelques murs tagués en son honneur. Je laissai Karim rejoindre sa famille et je me précipitai vers ma maison. Je réveillai ma femme, et nous nous enlaçâmes de joie pendant un bon moment. Puis je me dirigeai vers le lit de Nasser et le prit dans mes bras. J’étais tellement heureux de les retrouver, et Nasser avait tellement grandi, la dernière fois que je l’avais vu, il ne savait même pas marcher ! Après cet intermède de bonheur au milieu de l’horreur que je vivais, je pris ma femme à part et lui expliquai la situation. Elle pleurait dès l’instant où j’annonçai le départ de Farid pour le FLN, et ces pleurs montaient en intensité au fur et à mesure de mon récit. Je lui expliquai que je ne savais pas s’il valait mieux que l’on reste ici, où que l’on parte pour Alger. Fatima m’avait auparavant informé de l’afflux de pieds noirs vers le port en direction de la France… Elle m’annonça également ce qu’avaient subi les harkis du village qui était revenus avant moi. Certains avaient été déguisés en femme, promenés dans tout le village devant les habitants, quelques-uns furent ensuite torturés sur la place publique ou emmenés dans des centres de l’Armée de Libération Nationale où ils subirent pire. J’étais horrifié. Nous cherchâmes donc une solution, car je ne pourrais risquer de me montrer en plein jour devant les membres du FLN et de l’ALN de mon village. »

« Aujourd’hui, je reste à la maison et tente de ne pas me faire remarquer. Pendant mon sommeil, Fatima est allée demander à son oncle commerçant s’il pouvait nous transporter jusqu’à Alger dans l’arrière de son véhicule. Il accepta de nous emmener dans trois jours jusqu’à la caserne de Zéralda. Lors d’une livraison la veille dans le bled d’à côté, il avait discuté avec un commerçant dont le fils ancien supplétif avait trouvé refuge dans cette caserne de l’armée française en attendant de trouver un bateau pour la France. Ce même fils avait été retrouvé par son ancien officier SAS de harka qui lui avait permis, avec sa famille, de voyager jusqu’à Marseille. Malheureusement, arrivés en France, ils ont été renvoyés à Alger pour une raison floue et ont été massacrés par des pro-indépendantistes. Ce récit m’effraya, mais rester plus longtemps dans notre village devenait de plus en plus risqué. Il ne fallait pas tarder, ce n’était pas un petit village mais tout se savait et les gens parlaient beaucoup. Il y a plus de chance de survie pour nous si l’on tente de partir plutôt que de rester ici, où les représailles planent sur notre famille. »


Mon grand-père n’était pas encore informé de cela, mais le 12 mai 1962, le Ministre des Armées Pierre Messmer interdit toute initiative individuelle pour le rapatriement des harkis, comme celui décrit dans son récit. Quatre jours plus tard, le ministre d’Etat chargé des Affaires algériennes Louis Joxe ordonne le renvoi en Algérie des « anciens supplétifs débarqués en métropole en dehors du plan général de rapatriement », exige « des sanctions contre les complices de ces entreprises » en demandant « d’éviter de donner la moindre publicité à cette mesure ». Ce télégramme explique donc le départ précipité de France de ce harki.

« Aujourd’hui, nous sommes arrivés à la caserne de Zéralda. Le voyage était long et pénible, car nous devions rester silencieux au risque de nous faire repérer. Une fois arrivés à Alger, une ville que j’avais déjà visité lorsque j’étais enfant, un sentiment de violence et de sang versé sur les murs régnait dans ses rues auparavant si conviviales. Les armées française et algérienne avait fait tant de massacres tout au long de la guerre que la ville dégageait un halo lugubre. Une fois arrivés dans la caserne et après avoir remercié longuement l’oncle, nous nous sommes sentis plus en sécurité, mais tout de même sur nos gardes. Nous nous sommes dirigés vers les bâtiments de l’armée à l’aide d’un camion qui transportait des familles venant de tous coins de l’Algérie. Une fois arrivés à l’administration, nous avons obtenu les papiers nécessaires pour nous permettre d’aller en France et une personne nous a conduit, ainsi qu’une dizaine d’autres familles jusqu’à des tentes, qui seraient notre logement pour un temps indéterminé. Les lieux sont franchement insalubres, nous sommes à plusieurs familles dans une tente, les matelas de paille sont noirs de crasse et sentent l’urine. Je prie pour que nous partions le plus vite possible.»


« Quelques semaines passèrent quand on nous annonça, le 23 Juin 1962 au matin, que l'on pouvait enfin prendre un bateau pour la France. D'abord on se rejouit d'entendre enfin cette nouvelle que l'on attendait tant. Puis le remord et l'inquietude reprirent leur place. On allait quitter notre terre natale pour la première fois pour voyager vers un pays dont on nous tenait louanges depuis des années, mais que l'on ne connaissait pas. On ne savait pas à quoi s'attendre en France, si les conditions de vie seraient meilleures qu'en Algérie, comment la population francaise réagirait à notre arrivee. Nous allions plonger dans l'inconnu. On nous transporta vers le port en catimini. On eut à peine le temps de dire au revoir à l'Algérie avant que les militaires nous installent dans les cales d'un grand bateau sans hublot au milieu des animaux qui peuplaient les lieux en temps normal, les souris. Nous étions si serrés dans la pénombre que l'on avait le sentiment encore une fois d'être du bétail. Après quelques heures passées à attendre, le bateau s'arrêta et les portes s'ouvrirent sur un Marseille ensoleillé. Les gens se précipitaient pour sortir, pressés de mettre le pied sur leur terre d'accueil mais l'inquiétude du refoulement vers Alger planait encore. Je me sentais tout de même plus en sécurité ici et je savais qu'on avait laissé les représailles du FLN derrière nous. Tout cela était trop beau et je tentais de ne pas me réjouir trop vite, j'avais appris que le revers de la médaille ne restait pas caché bien longtemps... »



Sur ce je vous laisse, j'ai hâte de découvrir la suite avec vous!

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