Bonjour chers lecteurs !
Aujourd'hui j'aimerais vous parler de ce que j'ai lu et traduit avec ma mère dans le journal de mon grand père, mais également de mes recherches. Le premier des camps créé pour accueillir les harkis a été ouvert au Larzac le 26 mai 1962 après qu'une note du ministre des Armées requiert la « prise en charge des supplétifs et leurs familles depuis leurs points de regroupement en Algérie jusqu'au camp du Larzac ou ils seront rassemblés en attendant leur recasement ultérieur en France ». Le 1er Juin, le quotidien Combat titre : « En limitant à l'excès leur rapatriement en métropole, le gouvernement livre les harkis aux représailles de l'ALN », le même jour s'ouvre le camp de Bourg Lastic. 40000 personnes ont été regroupées dans les camps de Bourg Lastic et du Larzac. Elles ont ensuite été redirigées vers les camps de Rivesaltes, de Bias, de Saint-Maurice-l'Ardoise ou encore de Rye-Le Vigeant ouverts durant l'automne due à la précarité des deux premiers camps et à l'approche de l'hiver. Mais d'autres anciens supplétifs et leurs familles, au nombre approximatif de 10000, parviennent à arriver en France par leurs propres moyens, mêles et aidés par les pieds noirs sans passer par l'accueil officiel. En 1958, on leur avait assuré qu'il n'y avait en Algérie « qu'une seule catégorie de Français », quatre ans plus tard, le Général de Gaulle déclare que « le terme de rapatrié ne s'applique évidemment pas aux musulmans : ils ne retournent pas dans la terre de leurs pères ! Dans leur cas, il ne saurait s'agir que de réfugié ! ». Ainsi, ils furent répartis dans toute la France dans 75 hameaux ou chantiers de forestage, reclus et soumis à l’autorité militaire, exclus explicitement des dispositifs destinés aux seuls rapatriés européens, comme ceux concernant l'endettement contracté en Algérie ou le logement en HLM, ils sont déliberemment marginalisés et discriminés.
Mon grand-père décrit dans les extraits suivants la vie de sa famille et lui dans les camps.
« On nous mit dans un train en direction de la gare de Laqueille, pour ensuite nous rediriger vers le camp de Bourg-Lastic. Dès qu'on poussa les grilles du camp entourés de centaines de harkis, la réaction générale fut la déception qui figea tous les visages et qui, je le sentais, aller nous suivre pour un bon moment. Les camps avaient été aménagés de façon primaire et on voyait très bien que l’État français ne s’était pas vraiment préparé à notre arrivée. On nous installa dans des tentes à plusieurs familles. Il n'y avait pas de chauffage, ni de toilettes, ni de douche. Les conditions étaient très similaires à celles de la caserne de Zeralda. Beaucoup de gens tombaient malades et certains mourraient. Le 3 juillet, l'annonce de l’indépendance de l’Algérie me réjouit pour mon pays et mon frère et le reste de la famille étant restée en Algérie dont j'imaginais la joie et le soulagement. Un jour on nous emmena vers le tribunal pour effectuer une demande de recognition, ou on nous accorda l’opportunité d'obtenir éventuellement la nationalité française. On accepta. Je pus voir ensuite que quelques-uns la refusaient. On était contents mais j'avais peur que cette reconnaissance signe à jamais le fait que nous ne retournerions jamais en Algérie... »
« Le FLN est décidément présent partout, il ne nous lâchera jamais… Depuis notre arrivée en France, nous avons entendu parler de quelques cas de représailles sur les harkis. Ainsi, certains ont été lynchés dès l’arrivée au port, ont été victimes de tentatives d’extorsion de fonds, menaces physiques et sur la famille, allant même jusqu’à des tentatives d’assassinat ou de réels assassinats. Nous qui pensions être au moins protégés du FLN en France… Cela prouve bien que nous devons sans cesse rester sur nos gardes. »
Du 24 Juin au 3 Juillet, on sait désormais que 4945 personnes ont été accueillies dans le camp des transit de Bourg Lastic. Ci-dessus, on peut voir les effectifs, arrivées, départs, naissances et décès dans le camp.
14 Septembre 1962
« Les militaires nous ont annoncé que le camp allait être ferme pour cause des conditions précaires et de l'hiver approchant. Un train pour un autre camp, celui de Rivesaltes, partait le jour même. On tenta d'y entrer mais on nous dit que le train était déjà occupé par 1220 personnes et qu'il faudrait attendre le 16 pour le prendre. »
« Ça y est, nous sommes arrivés à Rivesaltes il y a trois semaines. J'ai bien fait de dire à Fatima et Nasser de ne pas s'attendre à de meilleures conditions car c'est bien le cas. Nous étions très nombreux, les bâtiments construits en dur ne pouvaient tous nous contenir et ils avaient donc installe un grand nombre de tentes de l’armée, des guitounes. Le camp a été divise en plusieurs îlots qui regroupent 25 familles par lieu d'origine en Algérie. Chaque îlot a un capitaine pour nous contrôler et nous encadrer, aide d'un sous-officier et d'un adjoint musulman qui eux surveillent les quartiers qui divisent les îlots. Le logement est gratuit et nous disposons d'une certaine quantité de chauffage pour le poil, également gratuite. Pour manger, nous nous disposons en ligne avec notre gamelle. On nous annonça que l'on avait la chance de suivre des cours de français et apprendre comment taper des télégrammes. On offra également des cours de français pour apprendre a lire et a écrire a Fatima mais elle ne voulait pas s'y risquer, n'osait pas. D'ailleurs, on constata que seules les vieilles femmes les suivaient. Mais on se rendit compte que ces cours, filmés au début par des journalistes, étaient destinés à “rassurer” l'opinion publique sur le fait que nous deviendrons des bons français sachant lire et écrire. En réalité les cours n'avaient pas lieu très souvent et n’étaient pas vraiment efficaces pour nous, harkis, et beaucoup d'entre nous restèrent analphabètes ou ne maîtrisaient pas suffisamment la langue et l’écrit. En effet, ayant été bercé par la langue arabe et pour certains, n'ayant pas appris à lire et à écrire, il était délicat d'apprendre sur le tas une écriture totalement différente de celle que l'on a apprise tout jeunes. L’armée fournissait également une école pour les enfants, où j'inscrivis Nasser. Mais je savais que cette école n’était pas de qualité, les enfants y avaient de grandes lacunes et ils les regroupaient ensemble qu'ils aient 6 ou 9 ans. »
Avril 63
« Cela faisait plusieurs mois maintenant que l'on était à Rivesaltes et le camp, à l'origine camp de transit, avait bien redirigé de nombreuses familles vers d'autres camp, hameaux forestiers ou cites urbaines. La population désemplissait donc, mais les conditions de vie empiraient avec l'hiver. Nous avions de quoi nous chauffer, mais pas assez pour ne pas subir les sévices du froid. Sous nos trois couches de couvertures, on grelottait. Nasser, qui avait maintenant 6 ans, tombait souvent malade et j'avais honte de les laisser dans cet état. Quant à moi, je continuais à travailler. Les tentes s'envolaient parfois dans la nuit et les parents essayaient tant bien que mal de remettre les piquets et de protéger leurs enfants. Mais heureusement, la population se redirigeant vers d'autres zones d'habitations, on put intégrer les baraques en dur, où l'isolation n’était pas parfaite car les murs étaient en contre-plaqué et taule, mais toujours meilleure. Nous nous sentions comme prisonniers dans ce camp. On ne pouvait pas en sortir, excepté pour le travail de déforestage mais c’était encore dans l'enceinte du camp. Des grillages l'entourent, comme si on voulait nous cacher du regard des français. On passe tous les jours devant leurs maisons pour se diriger au travail mais je ne pense pas qu'ils ont connaissance de notre habitat et de nos conditions de vie. On effectue des allers-retours entre le travail et le camp, tout ça sans que personne ne s'en rende compte. Et s'ils savaient, je doute qu'ils feraient quelque chose pour nous aider... Nous étions coupés du monde extérieur, comme si on ne pouvait pas respirer le même air que les français. Et au lever et au coucher du jour, chaque jour, nous continuions tout de même de saluer notre cher drapeau français en chantant comme pour nous donner encore une raison d’espérer encore être sauvés par la belle France. »
Août 64
« Nasser me pose beaucoup de questions en ce moment, il est curieux. Il veut savoir pourquoi on est là et pourquoi il doit apprendre le français, si il ne s'en sert pas ici et qu'il ne voit jamais de français. Il ne comprend pas pourquoi on doit agir comme des français et selon les us et coutumes français alors que nous sommes entre nous, algériens et qu'on lui a inculque une éducation musulmane. La misère dans laquelle nous vivons commence à nous peser sérieusement. Je suis payé avec une somme qui ne permet pas une vie correcte, nous n'avons pas assez à manger tous les jours. Je pensais qu'en été, la vie serait plus agréable, plus sereine. Mais la chaleur est insupportable et l'isolation de notre 'maison' est d'une qualité si médiocre que la chaleur en est amplifiée la nuit et nous avons beaucoup de mal à dormir. Les gens ne sont pas très heureux ici, ceux qui se rebellent contre l’autorité ont droit à moins de charbon en hiver, sont parfois privés de salaire ou sont humiliés. Je remercie Allah que nous n'ayons pas de problèmes avec les supérieurs. On entend des rumeurs de plus en plus. Les gens disent que des harkis un peu trop gênants aux yeux des français disparaissent, et certains avancent qu'ils sont envoyés en centre psychiatrique. Les familles qui sont redirigées vers d'autre camps sont parfois séparées. Certains disent que l'administration ne nous verse pas toutes les allocations que l'on doit percevoir. L’administration contrôle également le courrier et les colis qui sont ouverts. En somme, elle nous retient prisonnière et contrôle chaque instant de notre vie. On a même vu une dizaine de fois des personnes qui ont été enlevées par des ambulances dans l'empressement et revenir dans le camp quelques mois plus tard totalement transformées. Ils ne répondaient plus de rien, n’étaient plus capables de parler, ni de comprendre ce que l'on disait, ni même de se débrouiller tout seuls. Certains disaient qu'ils étaient dérangeants pour l’autorité, trop réactionnaires et que plusieurs avaient même osé envoyer une lettre au Président de la République pour lui raconter leur détresse dans ce camp insalubre et lui demander de l'aide. Mais ceux qui désobéissaient aux règles du camp ne passaient pas forcément par la case hôpital psychiatrique et lobotomie. Cela commençait par une baisse du charbon distribué à leur famille, pour continuer avec une baisse de leur salaire et finir par un changement de camp. »
Mon grand-père dans son journal ne parle pas des conditions médicales. Comme vous vous doutez sûrement, elles étaient médiocres. Les médecins présents sont des médecins militaires et il n'y a pas d'installations prévues pour les consultations médicales et l'infirmerie n'est pas organisée. Il y a très peu de matériel médical et il est en mauvais état. Les véhicules médicaux, ambulances et camionnettes sont anachroniques et ne pouvant effectuer d’opération dans l'enceinte du camp, le transfert des malades dans les hôpitaux est nécessaire. Les lenteurs administratives dues à certains papiers non en règles de ces harkis fait perdre de précieuses heures et les personnes arrivant à l’hôpital sont parfois mourantes ou mortes. Et ceci est partout dans tous les camps. Dans l’hôpital près du camp de Saint-Maurice-l'Ardoise, à Sainte-Marthe, un médecin fait un rapport sur l’état sanitaire des personnes arrivant dans l’hôpital entre décembre et janvier 62-63 :
« Hygiène : le plus grand nombre de ces enfants arrivent couverts de poux. Rien n’empêcherait une épidémie de typhus. Ils sont affreusement sales, avec des vêtements en loque. Les nourrissons sont enveloppes avec des chiffons. Les pyodermites, les impétigos les recouvrent pour la plupart. Des femmes allaitant sont sorties de l'ambulance pieds-nus dans la neige.
Nutrition : tous les enfants présentent, à des degrés divers, des syndromes de dénutrition et de carences : maigreur, anémies, rachitisme, oedemes par sous-alimentation protidique, syndromes hémorragiques. Certains nourrissons sont arrivés dans des états de dénutrition irréversibles ou presque, états que nous appelons d'ordinaire historiques et qui sont réserves aux pays sous-développés.
Maladies : observation des gelures et de brûlures avec tous les degrés de gravité. Le plus grand nombre de ces enfants présentaient des infections sévères des voies respiratoires, appelées grippales. Les formes graves ont été fréquentes, et les formes gravissimes pas rares. »
J’aimerais apporter des précisions sur le reclassement professionnel des anciens supplétifs, qui n'était pas aisé compte tenu de leur faible qualification. Un relevé portant sur 1130 cas révèle que 70% se répartissent en 4 métiers : manœuvres non spécialisées (20%), travailleurs forestiers (19%) métiers du bâtiment et travaux publics (14%), agriculture (14%).
Novembre 1964
« Cela fait une semaine que nous sommes au camp de Bias, dans le Lot-et-Garonne, officiellement appelé CARA (Centre d'accueil des rapatriés d'Algérie).. Dès que je poussai le grand portail, qui faisait bien quatre mètres de hauteur, je pus confirmer ce que tout le monde disait : Bias, c’était « le bout du bout ». Tout a commencé un jour de novembre 64, où il faisait un froid glacial. Cela faisait deux jours que le charbon distribué ne suffisait plus à nous tenir chaud et Nasser était encore tombé malade. En retournant du travail comme tous les jours, on passa devant une maison où une grande quantité de bois se situait sur le côté du grillage, comme à l’abandon. Je m’arrêtai deux minutes pour lacer mes chaussures et quand je relevai la tête, je ne voyais plus mes camarades qui ne m’avaient pas attendu. L’idée me vint donc de prendre deux bûches de charbon. Je ne connaissais pas bien les règles et lois du pays, mais je ne pense pas que ramasser des bûches à l’abandon constituaient une faute. Et puis deux bûches de charbon, c’est quoi ? Cette famille de français n’allait pas se plaindre, le tas était constitué d'une bonne cinquantaine de bûches ! Je poursuivis donc mon chemin jusqu'au camp. Une fois le portail franchi, je regrettai mon acte. Le directeur du camp qui passait justement par là me vit tout de suite et me lanca un regard qui exprimait toute la haine et le mépris qu'il avait pour nous, les harkis. Il s'approcha vers moi à grande vitesse et me demanda en criant ou j'avais trouvé ce bois. Je tremblais, sentant la colère monter en mon interlocuteur. Lorsqu'il posa la question une deuxième fois, je ne pris pas le temps de réfléchir et avoua que je l'avais trouvé prés d'une maison. Sans me donner le temps de m'expliquer, il se mit dans tous ses états et je saisis de sa longue tirade incompréhensible quelques mots « interdit » « contre la loi » « demain » et « Bias ». Ce dernier me fit froid dans le dos, on savait tous ce qu'il signifiait. Dans ce camp de la honte était enfermés tous les invalides, les vieillards et ceux qui ne respectaient pas les règles. En effet, le directeur m'avait à l’œil depuis que j’étais arrivé en retard deux fois de suite au lever du drapeau le matin. En regagnant la « maison », l’appréhension m'envahissait et l'annonce de ce déménagement peina encore plus ma famille déjà affaiblie par ces deux années de transit provisoire qui durait déjà depuis trop longtemps. Ainsi, on se retrouve dans ce mouroir. C'est encore plus triste que tout ce que l'on a connu jusqu'ici. Le camp était cerclé de grillage à fusains, hermétiquement fermés, bordés de grands arbres nous cachant. Les baraquements sont tous alignées les uns à côté des autres. Les gigantesques portes du camp étaient gardées en permanence, avec des français surveillant que l'on rentrait bien pour le couvre feu de 22 heures. Notre "maison" était composée de trois pièces, de huit mètres carrés chacune - un séjour-cuisine-salle à manger, et deux chambres identiques. Quand on arriva, d'autres harkis nous emmenèrent des couvertures et quelques vivres. La lumière était contrôlée par l'administration - comme dans une prison. L'électricité était distribuée à partir d'une petite armoire en fer, fermée avec un cadenas dont seul le chef et le gardien de camp possédaient la clé. Ils allumaient le matin de 8 à 10 et le soir de 5 à 10. Notre vie ressemblait sensiblement a celle de Rivesaltes, en pire. »
J'aimerais ajouter qu'un mois après le départ de mon grand-père du camp de Rivesaltes, celui-ci ferme, en décembre 1964.
Décembre 1966
« Aujourd'hui j'ai emmené Nasser, qui a maintenant neuf ans, à la bibliothèque municipale de Bias. C'est le seul moment de la semaine ou nous côtoyons des français hors de ceux au commandes du camp. Je veux qu'il acquiert un minimum de culture française pour qu'il ait des chances dans l'avenir de réussir et de trouver un travail. Mais il rechigne à y aller, dit qu'il ne veut pas lire et qu'il n'aime pas ça. Je lui répète souvent que c'est bien pour lui mais il me répond que les français le regardent bizarrement et se moquent de lui. Je surenchérissais souvent en lui disant que les français n’étaient pas tous comme ça et que c’étaient les plus bêtes qui réagissaient mal aux personnes différentes et que par exemple, la documentaliste et les employés de la bibliothèque étaient très gentils avec nous. Mais il restait borné dans cette idée qu'il était de trop dans cet univers de lettres françaises, de personnes françaises, de culture française et préférait rester dans son coin et lire des bandes dessinées pour s'en aller le plus vite possible et rentrer retrouver ses amis du camp. »
Décembre 69
« Depuis que Nasser va au collège hors du camp et a maintenant 12 ans, il a beaucoup changé. Ce changement ne joue pas en faveur de sa scolarité. Il me dit que lui et ses amis restent entre harkis et ne sont pas amis avec les autres. Il parle rarement aux français et il s'en méfie beaucoup car certains l'insultent de « sale harki » et il est blessé par leur réactions. Il y a également quelques enfants d’immigrés algériens qui eux le traitent de « traître » et il essaye de s'en éloigner le plus possible car la majorité d’entre eux ont une grande haine envers lui et ses amis. Il ne réussit pas très bien à l’école et n'est pas très attentif. Il ne veut pas faire ses devoirs et nous nous disputons beaucoup avec lui. Il nous dit souvent « ça sert a rien, je veux pas travailler pour une France qui veut pas de nous ! ».Il nous cause beaucoup de souci, à Fatima et à moi. Nous ne voulons pas qu'il déteste notre pays d'accueil et je voudrais qu'il comprenne que malgré nos conditions de vie médiocres, j'ai fait le bon choix en me ralliant à l’armée française. Certes mon pays natal me manque mais après tout, les conditions de vie en Algérie avec le FLN, que je déteste, au pouvoir auraient sûrement été pire... »
Avril 1971
« Fatima a accouché ce matin d'un petit garçon dans sa chambre. Aidée d'une amie car les trois infirmières étaient occupées ailleurs, elle est maintenant exténuée. Nous avons décidéde l'appeler Amine. Quand nous sommes allés signaler sa naissance à l'administration du camp, ils ont voulu le nommer Jean. Ils nous ont dit que ça serait mieux pour son futur et que ça lui offrirait de meilleures perspectives d’intégration. Après des minutes de refus et d'obstination, nous avons été contraints de lui donner le prénom Jean. Encore une fois, on nous forçait à oublier nos origines, je n'aimais pas cela. »
Juin 1972
« Nasser est de plus en plus rebelle, et le chef de camp le menace depuis quelques temps de l'envoyer dans un des camps de redressement pour jeune situé à quelques kilomètres d'ici. Pourtant, il ne fait rien de mal, ce qu'il pense, il le garde pour lui et la famille ou encore entre ses amis mais cela n'est pas censé arriver aux oreilles de la hiérarchie... On a vu certains jeunes envoyés là bas pour rien du tout : jeter des papiers par terre, cueillir des fruits dans des arbres de ne leur appartenant pas alors qu'on crève de faim... Ici, c'est pire que la prison, mais on s'y est fait. Après tout, cela fait huit ans que ce camp est notre maison et je me demande comment on survivrait si on ne bénéficiait pas de cet accueil et de ces avantages. Nasser me reproche beaucoup de choses, notamment le fait que j'ai cédé à appeler mon fils Jean. Même si nous l'appelons Amine, il est vrai que j'ai perdu encore un peu plus de mon honneur ce jour là. Il dit qu'il veut m'ouvrir les yeux, que si l'on fait rien on va crever comme des rats dans ce mouroir. Ce à quoi je lui réponds souvent que l'on sait ce que l'on perd mais que l'on ne sait jamais ce qu'on gagne et que nous avons de la la chance d’être hébergés gratuitement, d'avoir du travail et de pouvoir manger, et que sans toutes ces aides nous serions à la rue et que c'est pour ça qu'il faut respecter les règles dictées par la hiérarchie. Il m'a un jour répliqué que de toute façon, ils faisaient ce qu'ils voulaient avec notre argent et qu'au fur et à mesure, les allocations familiales que l'on percevait diminuaient. Il travaille très mal à l’école, j'ai beau enchaîner les sanctions, ses professeurs nous disent qu'il sèche souvent les cours au lycée pour aller traîner avec ses amis.»
Février 1974
« Amine a seulement trois ans, mais on peut déjà voir qu'il sera très intelligent. En effet, il peut déjà s'exprimer, pas très bien, en français et en arabe. C'est un gamin très affectif et son grand-frère prend soin de lui, malgré son air de gros dur. Amine est la seule chose qui rend Nasser positif, il l'aime beaucoup et cherche à le protéger. Il dit qu'il veut faire de lui un petit bonhomme robuste qui pourra se défendre contre les français en se mêlant à eux et non en se séparant d'eux. Cela doit être la seule chose sur laquelle on s'entend, l’éducation d'Amine. Je veux pour lui un meilleur avenir que celui qui semble tracé pour Nasser et ce dernier semble réaliste et en accord avec moi sur ce point, il a conscience que tout est déjà joué pour lui et qu'il ne pourra jamais rattraper ses lacunes. »
Ces pages sont celles dont le contenu est lisible et celles que j'ai pu comprendre à l'aide de ma mère, ce sont évidemment de courts extraits de son journal. Je me suis arrêté à cette dernière page car les pages suivantes étaient presque entièrement toutes tachées d'une substance que je suppose être de la boue. Je pense qu'il racontait dans ces pages le départ et la fermeture des camps, pour en apprendre plus sur cette période, j'ai décidé d'appeler Nasser pour lui demander si je pouvais aller quelques jours chez lui aux vacances de Pâques. Papa m'avait effectivement dit plusieurs fois qu'il avait participe à la révolte qui entraîna la fermeture de Bias et je pense que cela serait intéressant de vous livrer son point de vue et d'en apprendre plus sur cette période.
Sur ce je vous dis à bientôt les amis !